Rodin l'exposition du centenaire

Du 22 mars au 31 juillet 
Grand Palais- Paris  

Auguste Rodin (1840-1917) est considéré comme le père de la sculpture moderne.

A l’occasion du centenaire de sa mort , le Grand Palais présente une exposition de ses plus grands chefs-d'oeuvre 

(Le Penseur, Le Baiser, les Bourgeois de Calais…). 

Le parcours retrace les rêves et les gloires de ce poète de la passion, maître incontesté et monstre sacré. Entre scandales et coups d’éclat, il révolutionne la création artistique avant Braque, Picasso ou Matisse, et la fait à jamais basculer dans la modernité. L’exposition revient enfin sur son extraordinaire postérité auprès de générations d’artistes, de Carpeaux à Richier, en passant par Bourdelle, Claudel, Brancusi ou Picasso, donnant ainsi à voir et à comprendre la puissance de son génie.

 

D’entrée, la confrontation campe le propos de l’exposition. Le célèbre Penseur de Rodin (1904) voisine avec le monumental Chose populaire zéro de Baselitz (2009), un bronze rugueux comme du bois taillé à la tronçonneuse ; et avec Le jeune homme assis de Wilhelm Lehmbruck (1914-1916) aux lignes de forces décharnées.

Michel-Ange des temps modernes
Formes, volumes, matières. La célébration du centenaire de la mort du Michel-Ange des temps modernes est celle, non pas de sa vie, de sa formation, de ses fortunes et infortunes, mais celle de son influence vivifiante sur des générations d’artistes à venir. Markus Lüpertz (né en 1941), un des plus dignes héritiers de Rodin — quelle présence ont ses œuvres ! —  ne parle pas de la modernité de son maître, mais d’une perpétuelle actualité en devenir. Un propos ferme, passionnant, fut-il chiche en repères biographiques.

La première section nous plonge au cœur de l’expressionnisme de Rodin. Il faut imaginer la stupéfaction mêlée de fascination du spectateur du XIXème siècle devant L’Avarice et la Luxure (avant 1888) et La Femme accroupie (1881-1885), tous deux d’une triomphante indécence, jambes ouvertes ; mais aussi devant L’illusion, sœur d’Icare, chute ailée saisie en plein crash. L’évocation de l’exposition, à la Galerie Georges Petit, en 1899, qui réunissait Monet et Rodin nous immerge dans ce qui sera une des lignes de forces de l’œuvre du sculpteur : sa Porte de l’Enfer, d’après Dante (alors exposée en pièces détachées aux côtés des toiles de son ami impressionniste), qu’il ne verra pas achevée, mais pour laquelle il invente deux cent vingt-sept figures qui seront, pour lui, un véritable répertoire de formes. Ils les assemblera au gré de ses intuitions, sans aucun souci de vraisemblance, mais au plus criant de la ressemblance. Chez Rodin, le corps se transfigure en muscle de l’âme. Parfois, l’expression est à peine pétrie dans une petite terre cuite (Torse de vieille femme, vers 1884-1889) mais dégage une puissance qui n’échappe pas à son contemporain polonais Ivan Mestrovic (Vieille femme, 1908), admiratif au point de concevoir une ronde musculeuse de corps noués pour La Fontaine de la vie (1905). L’Enfant prodigue de Rodin (vers 1886), à genoux, bras levés, corps arqué à la renverse, inspire à la fois une version douloureuse à Georg Kolbe (La Chute, 1924), un torse en tronc ployé à Wilhelm Lehmbruck (Torse féminin, 1918), et un cri déchirant à Ossip Zadkine, entre cubisme et futurisme (Torse de la Ville détruite, 1951-1953).

Cette mise en regard perpétuelle entre Rodin et ses suiveurs, bien maîtrisée dans la sculpture, vire un peu au systématisme étouffant quand il s’agit de ses dessins aux techniques mixtes, de ses lavis et aquarelles, de ses photos griffonnées. Si tous les artistes exposés  se reconnaissent en lui, nous, devant un tel aréopage, perdons un peu de vue sa fulgurance à enchaîner « ces dessins étranges qui échappent aux formules connues, catènes de visionnaires jaillie d’un cerveau dont nul ne soupçonnait les tumultes. Devant ces morsures enragées d’une pointe qui écorche et décharne l’être humain jusqu’au squelette, devant ses lavis orageux, éclairés de lueurs planétaires, de fulgurantes trajectoires d’astres, on pense à Victor Hugo, à sa voyance de prophète et à ses dessins, eux aussi comme pétrie dans l’encre pendant des transes divinatoires », écrit un témoin en 1880 ayant observé Rodin à l’oeuvre. Une frénésie insatiable, puisque entre 1900 et 1910, il noircit environ sept mille feuillets. La sélection est royale, mais l’escorte un peu envahissante.  

En revanche, le plaisir reste intact devant l’abondance de plâtres, le matériaux  préféré de l’artiste. Autant de figurines vites palpées, « bricolées », nerveuses, griffées d’aspérités ou laiteuses comme du marbre, déjà construites dans l’inachevé et inlassablement retravaillées ; devant des membres fragmentaires, une tête, un bras, parfois monumentaux, coulés dans le bronze au titre d’œuvres définitives. Rodin montre comment se débarrasser du superflu, dans son Balzac monolithique auréolé d’un scandale, « pour lequel il a passé des mois à effacer les muscles, les bras, les jambes, tout ce qui est inutile et n’exprime point uniquement ce qu’a vu cet homme avec ses yeux et ce qu’il a ressenti avec ses lèvres », écrit Gaston Leroux, en véritable Rouletabille d’une nouvelle voie pour l’art.

La postérité de Rodin, richement représentée en fin de parcours explore et exploite les tensions qu’il a mis à jour, les jeux d’ombres, le rôle de la lumière, la dynamique de l’inachevé, la plénitude des vides, la fragmentation, le retour à une sensibilité après trop d’errements conceptuels dans l’art. Son œuvre y est moins présente physiquement, mais y rayonne en permanence. Jusqu’au magnifique final avec trois imposants Markus Lüpertz (né en 1941), avec Eugène Dodeigne (1923-2015) tout en torsions, et une tête de Willem de Kooning (1972) à peine esquissée en masque — des gestes, qui sait, auxquels serait peut-être parvenu Rodin s’il avait vécu... cent ans de plus ? 

Je souhaite à Picasso de nous dire autant de choses et aussi clairement que Rodin », déclara Giacometti. Quel compagnonnage dans l’opposition de moyen ! Devant un tirage en bronze de L’Homme qui marche (1877-78) du maître, de 2,13 m de haut, musculeux, puissant, tendu ; devant cette herculéenne créature, avance un Homme qui marche de Giacometti (1960), émacié, filiforme, énergique. L’un bande ses muscles, l’autre semble façonné par l’espace qu’il fend. Mais tous deux incarnent ce credo de Rodin : 
« Ma plus grande joie est de ma sentir libre intérieurement, c’est-à-dire émancipé de tout mensonge artistique. »